« En trompe-l’oeil, le succès de l’apprentissage s’accompagne d’un effondrement du contrat de professionnalisation » (Bertrand Martinot)
Le Quotidien de la formation – Que doit-on à la loi Delors?
Bertrand Martinot – C’est une loi d’une grande prescience et d’une grande modernité. Elle intervient dans un contexte de réflexion des partenaires sociaux et de l’État sur les nécessités de reconversion professionnelle dans une économie en transformation. Elle témoigne d’une prise de conscience de tous sur les phénomènes de « destruction créatrice » de l’économie. C’est d’ailleurs à la même époque qu’est créé le FNE (Fonds national de emploi). Le discours de Jacques Chaban-Delmas sur la nouvelle société en est une illustration.
Puis, face au choc pétrolier et à la montée du chômage, les ambitions de la loi Delors reculent, elle perd un peu de son souffle. Ensuite, le « système » va connaître une forme d’opacité fondée sur des procédures trop administratives, des marchés trop fermés… qui ne vont pas permettre l’innovation des prestataires de formation.
De multiples tentatives de réforme sont intervenues depuis 1971. Mais sans véritable réflexion sur la stratégie et la qualité. Je me souviens qu’en 2009, l’application du plan comptable général aux collecteurs de fonds avait créé d’énormes et surprenantes polémiques.
QDF – Où en est-on aujourd’hui suite à la réforme de 2018 ?
B. M. – 2018 apporte une série de ruptures dans le système : Qualiopi pour les prestataires de formation, la fusion des Opca en Opco, le plan d’investissement dans les compétences (Pic), la désintermédiation du compte personnel de formation par sa monétisation, la dés-administration et la libéralisation de l’apprentissage… L’État était à la manœuvre sur tous les points, il n’a pas repris l’ANI (accord national interprofessionnel) des partenaires sociaux, a imposé sa volonté, et France compétences en est l’expression.
Faisons le bilan. Le succès de l’apprentissage est en trompe l’œil car il s’accompagne d’un effondrement du contrat de professionnalisation. De plus, la poussée de l’apprentissage est surtout forte dans le supérieur. Il est très positif que la logique pédagogique de l’alternance se développe dans le supérieur. Mais la taxe d’apprentissage doit-elle être un système massif de financement des études supérieures ? Est-ce bien normal ?
Par ailleurs, on n’a pas assisté à un basculement des populations de bac professionnel sous filière scolaire vers l’apprentissage, en partie parce que le système Éducation nationale n’y a administrativement et financièrement pas intérêt ; l’apprentissage n’est pas encore devenu un système de rattrapage pour les jeunes ayant très peu de capital social au départ de leur vie ; et le nombre d’apprentis niveau bac et infra bac est stagnant.
Le CPF désintermédié et en euros est une très bonne mesure, mais ne peut connaître un réel envol que par le développement des cofinancements et des abondements, dans des logiques de renforcement des compétences professionnelles et non de formations « plaisir ». Le discours politique expliquant un moment que « Le CPF n’est pas l’affaire des entreprises » a fait du mal : les partenaires sociaux doivent s’en emparer, et il faut lever tous les freins techniques à une gestion fluide des abondements.
La même réflexion vaut pour la Pro-A. Mais, pour l’heure, son bilan se résume à peu de choses, parce que le gouvernement n’a pas été vraiment aidant en retardant les extensions des conventions collectives qui permettaient sa mise en œuvre.
QDF – Vers quoi aller demain?
B. M. – Je ne vois pas de choses béantes à corriger et il faut « donner sa chance au produit ». Néanmoins, plusieurs inflexions s’imposent.
Il faut honnêtement poser la question du 0,3 % du financement du PIC pris sur les collectes entreprises via France compétences. Ce choix peut être discuté. Les entreprises doivent-elles le financer ?
Sur l’apprentissage, il va falloir faire des choix. L’explosion de l’apprentissage dans le supérieur, avec des coûts élevés, n’est pas soutenable par le système actuel. Faut-il imposer des tickets modérateurs ? Des plafonds de financement pour le supérieur ? Je sais que je vais faire hurler certains en disant cela, mais il faut regarder les choses en face.
Enfin, il faut inciter les branches à travailler. Leur champ d’intervention est très large : GPEC, multi-abondements sur le CPF, Pro-A à structurer de manière réellement stratégique, analyses des marchés, construction de nouvelles certifications si besoin, révision et renforcement des certificats de qualification professionnelle…
Il ne faut pas se tromper sur la lecture de la réforme de 2018. Dans un premier temps, l’État a pris ses responsabilités et restructuré ce qui lui semblait urgent et fondamental. Mais ensuite, les marges de manœuvre laissées aux partenaires sociaux et aux branches par la réforme et l’État sont très importantes ! Partenaires sociaux et branches doivent monter en gamme, en technicité, en vision sur toutes ces questions. Certaines grandes branches bien connues le font de longue date, les autres doivent s’y atteler. Les deux années qui viennent seront fondamentales. Dans deux ans, faire le bilan de la réforme ce sera d’abord faire le bilan des partenaires sociaux et de leur efficacité.