« Il faut construire un CEP plus puissant et plus accessible » (Bernard Masingue)
Le Quotidien de la formation – Que doit-on à la loi Delors ?
Bernard Masingue – Du bon : le droit à la formation professionnelle continue, un paritarisme de pilotage, une capacité à ouvrir le débat… Mais aussi du mauvais : ses pratiques et ses interprétations ont mené à une bureaucratisation administrative lourde, et une forme de consumérisme de formation professionnelle continue reposant sur la base d’un droit existant, pas toujours bien compris.
Quel bilan faîtes-vous de la réforme de 2018 ?
B. M. – Cette réforme est un coup de force politique reposant sur une vision particulière exprimée très clairement par Marc Ferracci, Pierre Cahuc et André Zylberberg dans leur texte de 2011 « Pour en finir avec les réformes inabouties » publié par l’Institut Montaigne. Elle a été aidée par une gestion paritaire vieillotte, incapable de se réformer. La réforme de 2018 est une loi de technocrates, méprisant les partenaires sociaux — patronaux comme syndicaux — et les intelligences professionnelles. Casse-t-elle définitivement les habitudes politiques et paritaires nées de la loi Delors ? Je ne sais pas.
Quoi qu’il en soit, à ce jour, il en résulte des constats désolants, comme, par exemple, le fait que France compétences emprunte deux milliards d’euros parce que le modèle économique de la réforme ne tient pas, comme l’a montré un rapport Igas (Inspection générale des affaires sociales). Dans ces conditions, France compétences est incapable de faire vivre une nouvelle modernité de la formation professionnelle continue et des apprentissages professionnels. C’est une usine à gaz étatique sans être totalement étatique, avec un pilotage fondamentalement bureaucratique. Ainsi, aujourd’hui, alors que le droit à la formation professionnelle continue est dans toutes les têtes, les conditions d’usage sont encore à moderniser et à adapter.
Mais, cette réforme porte aussi un progrès social essentiel, d’une importance politique majeure : le conseil en évolution professionnelle (CEP). On sait depuis longtemps qu’un choix de formation professionnelle continue est une question fort complexe. Nous n’avons pas tous les mêmes capacités à définir ses besoins pour conclure un arrangement entre salariés et employeurs sur le sujet des compétences.
Le CEP — et non pas une application — vise à répondre à ces questions, et cela permettra de lutter contre un consumérisme inutile et nuisible de formation. Le problème est que des forces le dégradent délibérément, que cela coûte cher si on le veut qualitatif, et qu’il appelle un financement d’État si on le veut universaliste. A mon sens, aujourd’hui, on devrait dépenser moins en formation professionnelle continue et plus en CEP.
Que faire désormais ?
B. M. – Il faut construire un CEP plus puissant et plus accessible, avec des conseils qualifiés sachant éviter la préconisation a priori et connaissant les bassins d’emploi.
Il faut, dans les entreprises, séparer nettement ce qui est formation d’adaptation — dépense de fonctionnement qui doit revenir au management direct — , et formation de développement de l’employabilité — qui doit revenir au directeur des ressources humaines, voire aux réflexions de branches. Dans ce cas, alors, la pratique de co-investissements/co-abondements autour du CPF prend son sens. Mais la Caisse des dépôts n’est pas aujourd’hui le bon outil de pilotage, elle n’est pas « un bon banquier » au service de ses clients.
Il faut s’interroger sur l’avenir de France compétences aujourd’hui sous respirateur artificiel. Quel fonctionnement ? Quel avenir financier ?
Il faut réfléchir à un droit de la défense du consommateur de formation professionnelle, une forme de « Que choisir ? » du sujet.
Il faut une mission de R&D (recherche et développement) sur la déscolarisation de la formation professionnelle. Cette déscolarisation prend du temps, et est aujourd’hui bêtement confondue avec la numérisation et la digitalisation de la formation professionnelle continue. L’ingénierie de simulation, la construction de situations à forte valeur ajoutée pédagogique, le debriefing des participants à un groupe… cela ne se trouve pas seul devant l’ordinateur. Pour bien des gens, il est plus difficile d’apprendre seul via le numérique qu’en groupe en présentiel.
Il faut redonner de l’air et des perspectives à la VAE (validation des acquis de l’expérience). Elle reste une idée neuve, mais dramatiquement mal vendue, présentée et accompagnée, malgré de belles exceptions.
Il faut renforcer la technicité et les compétences des administrateurs d’Opco (opérateurs de compétences), des deux côtés. Les Opco ont fait le boulot depuis deux ans, ils ne sont pas encore pleinement un appui aux entreprises. Les administrateurs — donneurs d’ordre mais également usagers des propositions des techniciens d’Opco — ne sont pas toujours à la hauteur. Une obligation de formation pour en faire de vrais pilotes politiques et techniques me semble essentielle. Un accord France compétences/partenaires sociaux devrait assurer cette qualification.