« Il n’est plus question de développement social par-delà les rivages de l’emploi » (Philippe Carré)
Le Quotidien de la formation – Que doit-on à la loi Delors ?
Philippe Carré – La loi de 1971, fondement d’une conception spécifiquement française de l’éducation et de la formation des adultes, était portée par une double articulation qui traduisait aussi une double ambiguïté. D’un côté, elle situait la « formation continue » dans le « cadre de l’éducation permanente », cherchant par là à articuler deux temporalités, deux missions sociales dans la même proposition juridique. D’un autre côté, elle portait en germe un débat toujours actuel : comment la formation peut-elle se mettre à la fois au service des sujets sociaux et des organisations ?
A l’époque, le climat était passionné : les Trente Glorieuses, les révoltes de la fin des années soixante, les projets exaltés de « nouvelle » ou de « grande » société, les débats et les combats idéologiques pour changer la vie, les rapports sociaux, le travail et le monde… Jacques Delors est un ardent militant de l’unité de l’économique et du social. L’esprit insufflé dans sa loi donne à penser que le monde de la formation des adultes sera celui de la synthèse et du consensus. Synthèse entre les temporalités de l’éducation réellement permanente. Consensus entre les partenaires sociaux, les acteurs du monde économique et de l’action sociale, les employeurs et les salariés, pour forger un modèle pédagogique et organisationnel satisfaisant à la fois les besoins de promotion sociale et de développement culturel et les exigences de perfectionnement professionnel et de développement économique.
Puis vinrent les crises : emballement des prix du pétrole et déchaînement corrélatif du chômage, crépuscule des Trente Glorieuses et de leur cortège d’optimisme. Puis montée des déséquilibres et métamorphoses du travail, multiplication des dérégulations commerciales et financières mondiales, explosion technologique…
Où en est-on aujourd’hui ?
P. C. – En 2021, le paysage est radicalement transformé. Le « cadre de l’éducation permanente » a disparu, et la formation continue se dilue dans le projet pour la « liberté de choisir son avenir professionnel » porté par la loi de 2018. La formation s’y intègre, « tout au long de la vie » mais professionnelle : il n’est plus question de développement social par-delà les rivages de l’emploi. Les « stages » et « actions de formation » d’antan s’intègrent désormais à la notion de « parcours ». La personnalisation s’accentue : compte personnel de formation et conseil en évolution professionnelle en deviennent les leviers essentiels. On « accompagne » plutôt que l’on ne « forme ». Les « apprenants » sont appelés à devenir « entrepreneurs de leurs compétences ».
La bouteille est aujourd’hui à moitié vide. Le grand projet d’éducation permanente s’est réduit au programme du développement des compétences qui a écarté les besoins de développement culturel et social de dizaines de millions d’adultes, de retraités, de personnes au foyer, ou de simples citoyens animés de désirs de savoir et de besoins de compétence, mais exclus du système de formation officiel. Chez les actifs, les inégalités d’accès restent notables.
Mais la bouteille reste aussi à moitié pleine. La France a su maintenir une forme d’équilibre entre besoins individuels et besoins des organisations, en maintenant un rôle actif aux sujets sociaux dans le recours aux modalités de formation, grâce aux VAE, DIF, orientation tout au long de la vie, CPF, CEP…
Que faire désormais ?
P. C. – De multiples enjeux restent vivaces pour éviter que le compte personnel de formation devienne l’outil d’un abandon progressif des salariés aux hasards de leurs destinées.
Une nouvelle définition de ce que « se former » veut dire implique de penser de nouveaux équilibres dans l’encadrement, la « facilitation » des apprentissages, et donc une nouvelle économie pédagogique.
Le rôle du CEP doit être affirmé, renforcé et se transformer en véritable accompagnement des parcours dans la durée.
Une nouvelle ingénierie pédagogique, hybride, implique de savoir fructifier l’harmonie entre ressources digitales et humaines.
La recherche opérationnelle, pluridisciplinaire, entre apprentissage et travail, devra être encouragée, financée et fédérée.
Enfin, on se prend à rêver que ressurgisse l’intérêt des pouvoirs publics et des acteurs, chercheurs et experts pour le développement culturel et social « tout au large de la vie ». Sans doute en réactivant l’esprit de la loi de 1971, dans sa double articulation des temporalités de la vie d’une part, et du développement économique et social, de l’autre. « En même temps », en quelque sorte.